La route illuminée
"L'esprit est la réalisation créatrice de chaque instant, l'intégration du commencement et de la fin en une synthèse
dont la naissance et la signification se renouvellent à chaque instant" (Dane Rudhyar)
 
 
"Apprenez vos théories aussi bien que vous le pouvez puis mettez les de côté quand vous entrez en contact avec le vivant miracle de l'âme humaine." C.G Jung

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Les oppositions, en astrologie, sont des points très importants à étudier. En effet, observer les deux aspects opposés des choses peut aider à une meilleure compréhension de l'ensemble, une meilleure intégration de deux polarités différentes.

Nous avons souvent tendance à nous fixer sur le côté lumineux de nous-mêmes et à ignorer ou refouler le plus sombre.

Nous portons souvent des jugements sur les autres, surtout lorsqu'ils manifestent des comportements criminels. Or, que savons-nous de ce qui sommeille en nous et que nous croyons incapable de manifester dans des circonstances particulières auxquelles nous n'avons pas été confrontés pendant notre vie ? Qui peut dire avec certitude ce qu'il aurait fait dans telle ou telle circonstance ?

Cette connaissance et en même temps cette ignorance paraissent bien appartenir à la symbolique neptunienne qui contient 'tout", réservoir de toute l'histoire de l'humanité depuis ses premiers balbutiements, et dans lequel Jung est allé fouiller tout au long de sa vie. Le texte qu'il a écrit vers la fin de sa vie est d'une actualité brûlante. C'est un chemin très neptunien qu'il nous invite à emprunter, un chemin très difficile que l'on ne peut pratiquer sans rigueur ni sérieux. Avec Saturne dans le signe du Verseau, maître de son ascendant Capricorne, Jung a pu se consacrer avec persévérance à cette recherche.

Lorsqu'on étudie le thème astral de Jung, on retrouve très bien ses propos dans le texte qui suit :


"Il ne saurait y avoir de réponse positive au problème de l'expérience religieuse que si l'individu est désireux de satisfaire à l'exigence d'un examen rigoureux de lui-même, et aux nécessités, aux cheminements de la connaissance de soi-même. S'il met son projet à exécution, projet qui pour être difficile n'en est pas moins à porté de sa volonté, non seulement il découvrira chemin faisant des parties importantes d'une vérité sur lui-même et qui le concernent en premier chef, mais en outre il récoltera un avantage psychologique considérable : car cela voudra dire qu'il a réussi à s'accorder une attention sérieuse et un intérêt participant vraiment à ce qui est lui-même. Ce faisant, il a en quelque sorte contresigné face à lui-même une déclaration de dignité humaine et accompli au moins un premier pas dans le sens d'un rapprochement avec le soubassement de sa conscience, l'inconscient, qui est pour nous la première source tangible de l'expérience religieuse. Ceci ne veut dire en aucune manière que ce qui est désigné comme l'inconscient soit pour ainsi dire identifique à Dieu ou encore que l'inconscient se substitue à Dieu. L'inconscient est le milieu d'où semble à nos yeux jaillir l'expérience religieuse.

Quelle est la cause plus lointaine de telles expériences ?

Prétendre apporter réponse à cette question dépasse les possibilités humaines de connaissance. La connaissance de Dieu est et demeure un problème transcendantal.

L'homme religieux jouit d'un immense avantage en ce qu'il peut apporter une réponse à la question actuelle qui plane menaçante sur nous : il a au moins une idée claire du fondement de la légitimation de son existence subjective dans sa relation à "Dieu". J'écris "Dieu" entre guillemets  pour indiquer par là que j'entends une représentation anthropomorphe, dont la dynamique et la symbolique nous sont transmises par ce milieu qu'est la psyché inconsciente.

N'importe qui, pour peu qu'il le veuille, peut au moins se rapprocher du lieu où jaillissent et se créent de telles expériences, qu'il croie en Dieu ou qu'il n'y croie point. Sans cette marche d'approche, il est tout à fait exceptionnel qu'il parvienne à l'une de ces conversions extraordinaires dont l'expérience de Paul à Damas est le prototype. Il n'est plus nécessaire de prouver qu'il est des vécus qui sont des expériences religieuses.

Mais est-ce que le fondement de ces expériences est bien toujours réellement ce que la métaphysique ou la théologie humaine appellent Dieux ou les Dieux ?

Voilà ce qui restera l'objet d'un éternel point d'interrogation. Mais cette question au fond est vaine et comporte d'elle-même sa réponse, de par la numinosité subjectivement bouleversante de l'évènement vécu. Quiconque a vécu une telle expérience est comme "saisi" par elle et c'est pourquoi il n'est pas en état de s'abandonner à des considérations stériles d'ordre métaphysique ou de l'ordre de la théorie de la connaissance. Le sujet est possédé par l'expérience qu'il vient de vivre et n'a que faire des considérants. Ce qu'un être ressent comme ce qu'il y a de plus sûr, de plus immédiat, entraine avec soi sa propre évidence et n'a que faire de preuves anthropomorphes.

En présence de l'incertitude psychologique, et humaine générale et des préjugés qui entourent la psyché, c'est un très grand malheur que l'expérience vécue individuelle, qui seule fonde l'existence de l'individu, semble puiser son origine dans un milieu, l'inconscient, qui est soumis à de tels préjugés. Tout de suite s'élève le murmure du doute ; "que peut-il venir de bon de Nazareth ?". Au mieux, dans la mesure même où l'on dépasse la conception courante de ne voir dans l'inconscient qu'une espèce de dépotoir, tout juste bon à recevoir les détritus qui tombent du conscient, on ne voit dans cet inconscient, au mieux de sa promotion, qu'une instance "de nature animale".

En réalité et par définition, l'inconscient est d'une complexion et d'une extension indéfinie, et c'est pourquoi les appréciations, valorisantes ou péjoratives, sont sans objet et peuvent être écartées, en tant que vain préjugé, d'un revers de main. Toujours est-il que de tels jugements péjoratifs sur la "nature animale" ont une résonance burlesque dans la bouche de chrétiens, dont le seigneur est né sur la paille d'une étable et parmi les animaux domestiques. Il aurait mieux convenu au goût de la plupart qu'il naisse dans le Temple. De façon analogue, l'homme occidental "massifié"' attend, escompte la rencontre de l'expérience vécue éclairante, numineuse, d'un rassemblement de masse qui constitue à ses yeux un décor autrement plus imposant qu'une âme humaine individuelle. Et même les chrétiens faisant cas de l'Eglise partagent cette désastreuse illusion.

La psychologie a établi que les processus inconscients possèdent une signification éminente pour la formation et l'explosion des expériences religieuses vécues. Cette donnée irréversiblement établie, est extrêmement impopulaire, aussi bien à droite qu'à gauche. Pour le point de vue de la droite, ce qu'il a de décisif c'est la Révélation historique qui a fondu sur l'homme de l'extérieur. Pour la gauche, cela représente une absurdité, d'autant plus qu'il n'y a pas de fonction religieuse dans l'homme, à moins que celui-ci n'adhère et ne croie à la doctrine du parti, au bénéfice de laquelle on revalorise soudain l'intensité la plus brûlante de la foi. A ceci s'ajoute l'incohérence des différentes confessions, qui affirment chacune à leur manière des choses totalement différentes et dont chacune prétend pourtant à la vérité absolue. Or, dorénavant, nous vivons dans un monde dans lequel les distances se mesurent par unité-heure, et non plus comme autrefois par des semaines et des mois. Les peuples exotiques ont cessé d'être des objets de curiosité que les badauds allaient regarder avec surprise dans les musées ethnographiques. Ils sont devenus nos voisins et ce qui hier encore était la prérogative des ethnologues devient pour notre époque un problème politique, social et psychologique. Déjà les façons de voir, les sphères philosophiques commencent à se compénétrer, et les temps ne sont plus très éloignés où la question de la compréhension mutuelle dans ce domaine deviendra aigüe. Mais une compréhension mutuelle est naturellement impossible sans une explication réciproque et en profondeur des perspectives de l'autre.

Les efforts de perspicacité nécessaires de part et d'autre, ne seront pas sans avoir des répercussions réciproques. L'histoire passera certainement outre aux efforts de ceux qui se sentent appelés à s'arc-bouter contre ce développement inévitable, aussi souhaitable et psychologiquement nécessaire qu'il soit de maintenir ce qu'il y a d'essentiel et de bon dans sa propre tradition. En dépit de toutes les diversités, l'unité des hommes se manifestera impérieusement. C'est sur cette carte qu'a déjà misé la doctrine marxiste, alors que l'occident démocratique espère encore s'en tirer avec de la technique et de l'aide économique.Le communisme n'a pas négligé l'énorme importance attachée à la conception du monde et des choses et à l'universalité des principes fondamentaux. Sur ce plan, un affaiblissement des conceptions universelles est un grand danger, que les peuples exotiques partagent avec nous, et ils sont sur ce point aussi vulnérables que nous.

Il y a lieu de prévoir et de craindre que le facteur psychologique, tellement sous-estimé, ne se venge cruellement. Il serait vraiment temps de rattraper notre retard à ce sujet et de tenter de nous débarrasser de nos façons d'être arriérées.

Pour commencer, les choses ont peu de chance d'aller au-delà d'un pieux désir, car l'exigence et la nécessité d'une connaissance de soi-même est impopulaire à l'extrême, elle a des relents d'idéalisme surannée, elle pue la morale, et tourne en définitive autour de cette ombre psychologique, que l'on s'efforce de nier et dont, à tout le moins, personne ne parle volontiers.

La tâche qui s'impose à notre époque est tellement difficile qu'elle semble quasiment impossible. Elle pose des exigences suprêmes à tout ce qui est instance de responsabilité dans l'être et ce n'est qu'à ce prix que celui-ci évitera une nouvelle "trahison des clercs". Cette exigence s'adresse en première ligne aux dirigeants, aux êtres d'influence et qui possèdent assez d'intelligence pour comprendre et embrasser la situation de notre monde. On pourrait attendre d'eux qu'ils se mettent à l'oeuvre avec leur conscience. Mais comme par-delà la compréhension purement intellectuelle il s'agit de tirer des conséquences sur le plan moral, nous n'avons malheureusement sur ce chapitre aucun motif de nous bercer d'optimisme. Comme on le sait, la nature n'est pas tellement prodigue de ses dons, et il est rare qu'elle ajoute à une haute intelligence les dons du coeur. En règle générale, là où l'un est donné, l'autre manque, et là où une difficulté s'est développée, c'est le plus souvent au détriment de toutes les autres.

Dans cette perspective, un point particulièrement délicat est la disharmonie qui existe souvent entre le secteur de la pensée et celui du sentiment chez un être ; car l'expérience a montré que ces fonctions s'entendent mal et se contrecarrent. Il serait vain de présenter et de formuler la tâche qui incombe à notre temps et au monde sous forme d'exigence morale. On peut tout au plus s'efforcer de faire voir et sentir la situation psychologique du monde de telle sorte que les myopes eux-mêmes finissent par la voir, et de prononcer des paroles, de lancer  dans l'arène des notions que les sourds eux-mêmes finiront par entendre. On peut et il faut garder l'espoir qu'il existe des êtres compréhensifs et de bonne volonté, et il ne faut donc pas se lasser de répéter les idées et les notions dont le besoin se fait sentir.

Après tout, pourquoi le vérité ne pourrait-elle pas, elle aussi, se répandre aussi bien que le mensonge vulgaire ? Cette perspective me donne l'élan nécessaire pour désigner au lecteur la difficulté la plus grande qui l'attend encore: les atrocités dont les Etats dictatoriaux ont ces derniers temps gratifié l'humanité ne constituent que le sommet de toutes ces abominations dont nos ancêtres, des plus récents aux plus reculés, se sont rendus coupables. A commencer par toutes les cruautés et tous les bains de sang à travers lesquels s'entrechoquèrent les peuples chrétiens et dont l'histoire européenne déborde, l'Européen doit encore assumer la responsabilité de tous les crimes commis sur les peuples exotiques lors de la fondation des colonies. A ce point de vue, nous sommes on ne peut plus lourdement chargés. Il en découle une image de l'ombre générale de l'humanité qui est telle qu'on ne saurait en peindre de plus sombre.

Le mal qui se manifeste dans l'homme, qui se réalise par lui, et qui indubitablement l'habite, atteint des dimensions on ne saurait plus grandes, en face desquelles on a presque l'impression d'un euphémisme lorsque l'Eglise parle du péché originel, que l'on fait remonter à l'incartade relativement innocente d'Adam. Cette tare de l'homme, sa tendance au mal est infiniment plus lourde qu'il n'y paraît, et c'est bien à tort qu'elle est sous-estimée. Comme on se complaît en général à l'opinion que l'homme est ce que son conscient sait de lui-même, on se prend pour inoffensif, ajoutant ainsi à la méchanceté une stupidité qui lui correspond. Certes les hommes ne nient pas et ne peuvent nier qu'il s'est passé des choses épouvantables et qu'il s'en passe encore. Mais à les entendre, se sont toujours les autres qui en sont les auteurs.

Et dans la mesure où de telles atrocités appartiennent au passé plus ou moins proche ou plus ou moins lointain, elles sont englouties rapidement et avec soulagement dans la mer de l'oubli, ce qui permet le retour de cet espèce d'état flottant dans le rêve, qu'on appelle "état normal".

A l'opposé de ce dernier figure, en un contraste dramatique et effrayant, le fait que rien de ce qui s'est passé n'est définitivement disparu et que rien n'est rétabli, reconstitué, réparé. Le mal, la culpabilité, la profonde angoisse de la conscience, et les pressentiments les plus sombres, sont là, aux aguets, s'imposant aux yeux qui veulent tant soit peu les voir : ce sont des hommes qui ont commis cela; or je suis un homme, qui participe de la nature humaine; par conséquent je suis un être qui est coresponsable et qui possède dans son essence, inexpugnables et immuables, la capacité et la tendance à commettre de pareilles actions à tous moments. Même si, dans une perspective juridique, nous n'étions pas concernés, nous n'étions pas présents pour y participer, nous n'en sommes pas moins, en fonction de notre nature d'homme, des criminels en puissance. Il ne nous a manqué, en réalité, que l'occasion propice, qui aurait fait que nous aurions été entraînés, nous aussi, dans le tourbillon infernal.

Il n'est d'être qui se situe ou qui puisse se situer en dehors de l'ombre collective de l'humanité et de sa noirceur. Que l'action abominable ait été commise il y a des générations, ,ou qu'elle se produise aujourd'hui, elle reste le symptôme d'une disposition existant partout et toujours, et, c'est pourquoi il est prudent de savoir que l'on possède "une imagination dans le mal", car seul l'imbécile croit pouvoir se permettre d'ignorer et de négliger les conditionnements de sa propre nature.  Or, précisément, rien n'est aussi redoutable que cette négligence;  ce refus de voir et de s'avouer sa tendance au mal est le meilleur moyen de la transformer en un instrument aveugle, précisément asservi à ce mal. En cas de choléra, il ne sert à rien au malade et à son entourage d'être inconscient de la contagiosité de la maladie; et de même, pour le problème qui nous agite, de donner des airs d'insouciance inoffensive et de naïveté ne sert à rien. Au contraire même, ils séduisent et incitent à projeter dans l' "autre" le propre mal que l'on ne veut pas voir en soi.
 
Ce mécanisme renforce de la façon la plus efficace la position adverse et la stigmatise en tant qu'adversaire, car la projection de la méchanceté entraîne également dans son sillage la peur- cette peur que nous ressentons secrètement et à notre corps défendant à l'adresse de notre propre méchanceté - et qui devient ainsi la peur de l'adversaire, ce qui multiplie encore le poids des menaces qu'il nous semble faire peser sur nous. En outre, ce processus projectif entraînant la perte de la lucidité et de la perspicacité à l'adresse de nous-mêmes, nous enlève la faculté de considérer le problème, de "commencer" avec le mal, de nous situer en face des problèmes qu'il pose. Nous rencontrons ici un des préjudices essentiels de la tradition chrétienne, qui a constitué un énorme handicap pour la politique de l'Occident. Car il faut éviter le mal, et, si possible, ne pas le toucher et ne pas y faire allusion. De par cette attitude, le mal c'est l'intouchable qui porte malheur, le tabou dont on se détourne. Cette attitude apotropéique à l'adresse du mal et les détours que l'on fait pour l'éviter (même lorsqu'on reconnaît ce qu'une telle attitude a d'artificiel et de vain) retrouvent une tendance propre déjà à l'homme primitif, qui témoigne d'une propension à contourner le mal, à en nier l'existence et la vérité et si possible à le situer par-delà quelque frontière, à l'image du bouc émissaire de l'Ancien Testament, où l'on cherchait à repousser le mal dans le désert.

Quand on ne peut plus se fermer, à force d'évidence, à la prise de conscience que le mal a son siège dans la nature humaine elle-même, sans que l'homme l'y ait jamais mis, élu ni choisi, c'est à dire sans que l'homme y soit pour quelque chose, le mal peut alors pénétrer sur la scène psychologique comme partenaire d'égale dignité au bien. L'acceptation de cette donnée achemine de façon immédiate vers un dualisme psychologique qui est déjà inconsciemment préfiguré et anticipé par la scission politique du monde et par la dissociation encore plus inconsciente de l'homme moderne lui-même. Ce n'est que l'acceptation de cette donnée qui crée le dualisme; celui-ci est déjà présent et en en prenant conscience nous ne faisons que constater que notre être dans le monde est dissocié. La pensée que nous devons porter personnellement le poids d'une telle responsabilité et d'une telle culpabilité est intolérable. C'est pourquoi l'on préfère localiser ce mal en le voyant incarné par tels ou tels criminels ou par tel groupe de criminels et soi-même s'en laver les mains et faire comme si on ignorait la potentialité générale du mal. Mais à la longue, ces allures d'insouciance inoffensive ne sauraient être maintenues. Car la source du mal réside, comme l'expérience le montre, dans l'homme, donnée qu'il faut accepter telle quelle si l'on ne veut pas en être réduit à postuler, en accord avec la matière chrétienne d'envisager le monde, un principe métaphysique du mal.

Cette dernière conception a le gros avantage de décharger la conscience humaine d'une responsabilité par trop lourde, l'attribuant ainsi au diable, ce qui revient à apprécier, de façon psychologiquement juste, le fait que l'homme est bien plus victime de sa constitution psychique qu'auteur arbitraire de celle-ci. Si l'on prend en considération que le mal qu'a commis notre époque éclipse ce qui depuis des temps immémoriaux a torturé l'humanité, il faut bien finir par se poser la question de savoir d'où provient - qu'en dépit de tous les progrès bienfaisants faits dans tous les domaines, depuis la jurisprudence jusqu'à la technique en passant par la médecine, et qu'en dépit de tous les soins apportés à la santé et à la sauvegarde de la vie -  on ait inventé des moyens de destruction monstrueux qui pourraient facilement mener à l'extermination de l'humanité.

On ne saurait prétendre que les représentants de la physique moderne soient tous, en bloc et en détail, des criminels arguant du fait que ce sont leurs efforts qui ont amené à maturité la bombe à hydrogène, cette fleur très spéciale de l'ingéniosité humaine. Les sommes incroyables, la masse de travail intellectuel qu'a exigé l'édification de la physique nucléaire, a été fournie par des hommes qui ont consacré les plus grands efforts et le plus grand dévouement à leur tâche, et qui, par conséquent, en considération de leur performance morale auraient tout aussi bien mérité d'être les créateurs d'une découverte bienfaisante et utile pour l'humanité. Certes, le premier pas sur le chemin d'une découverte importante semble relever d'une décision volontaire et consciente ; il n'en demeure pas moins ici comme ailleurs l'idée qui vient spontanément à l'esprit, l'intuition créatrice, joue un rôle important.
 
C'est à dire en d'autres termes, que l'inconscient a coopéré et a même apporté des contributions décisives. Ce n'est donc pas seulement l'effort conscient qui est responsable du résultat; l'inconscient s'en mêle, à un moment quelconque, manifestant des buts et des intentions difficilement discernables. Lorsque l'inconscient met une arme dans la main d'un individu, il semble viser à une action violente d'une nature quelconque. La recherche de la vérité constitue l'intention la plus haute de la science et, lorsque dans la poursuite de cette soif de lumière se révèle un immense danger, on a bien plus l'impression d'une fatalité que d'une intention. Non que l'homme d'aujourd'hui soit animé de plus de méchanceté que l'homme de l'Antiquité ou que le primitif. La seule différence, c'est qu'il a en main des moyens incomparablement plus efficaces pour agir selon ses mauvais penchants. Autant sa conscience s'est élargie et différenciée, autant sa structure normale est demeurée stationnaire et arriérée. Voilà le grand problème qui s'impose aujourd'hui : la raison seule ne suffit plus.

Certes il serait à la mesure de la raison de ne pas entreprendre d'expériences d'une portée si diabolique, telles que des explosions nucléaires, ne serait-ce qu'à cause de leur danger. Mais la peur du mal que l'on ne discerne pas dans son propre sein, mais dont on croit l'autre d'autant plus capable, paralyse la raison, bien que l'on sache que l'usage de ces armes signifierait la fin du monde actuel des hommes. la peur de la destruction générale nous épargnera peut-être le pire; mais sa seule possibilité plane et planera, telles de noires nuées, sur notre existence, tant que n'aura pas été trouvé un pont qui permette de surmonter et de franchir la dissociation politique du monde et de l'âme. Ce pont devra être aussi sûr que l'est l'existence de la bombe à hydrogène. Si l'on pouvait voir naître une conscience générale du fait que tout ce qui dans le monde sépare et dissocie repose sur la séparation et l'opposition des contraires dans l'âme elle-même, on saurait où et dans quel sens diriger son effort. Par contre, si les mouvements de l'âme individuelle - qui, dans ce qu'ils ont de plus ténu et de plus personnel, ont pu être trop longtemps considérés comme dépourvus de signification - restent aussi inconscients et inconnus que jusqu'à présent, ils continueront à créer par sommation des forces considérables qui suscitent des groupements de puissance et des mouvements de masse, échappant à tout contrôle raisonnable et ne pouvant plus être acheminés par qui que ce soit vers une solution heureuse. C'est pourquoi tous les efforts directs entrepris pour arriver à bonne fin ne sont que mirages et faux-fuyants, qui se jouent dans l'arène publique en des combats dont les gladiateurs, pris à leur propre jeux, semblent entre tous être possédés par les chimères qu'ils incarnent.

Ainsi le facteur décisif gît dans l'homme qui reste désemparé et sans réponse en face de son dualisme. Cet abîme, du fait des derniers évènement de l'histoire mondiale, s'est soudain ouvert sous ses pas, après que l'humanité a vécu et végété de nombreux siècles dans un état d'esprit qui présupposait comme évident qu'un Dieu un avait créé l'homme à son image. En fait, on peut dire que l'on est encore aujourd'hui inconscient du fait que chaque individu est une pierre dans la construction des organismes politiques, et même des structures qui se dressent à l'échelle mondiale, et que par conséquent chacun participe originairement à leur conflit. Chacun sait d'une part qu'il est une particule insignifiante, victime impuissante des forces incontrôlables, et d'autre part chacun porte en lui une ombre et un partenaire dangereux qui, tel un compère invisible, se trouve imbriqué dans les sombres agissements des monstres politiques. Il appartient à la nature des organismes politiques de toujours voir le mal chez les autres, de même que l'individu n'arrive pas à se dépêtrer de la tendance quasiment inexpugnable à tenter de se débarrasser de tout ce qu'il ignore et veut ignorer de lui-même en l'attribuant à un autre.

Rien n'a une action aussi dissolvante et aliénante au sein de la société que précisément cette sorte de commodité morale, d'irresponsabilité dont nous venons de parler, et rien ne favorise autant la compréhension et le rapprochement que le retrait réciproque des projections.


Mais ces corrections nécessaires exigent en premier lieu l'autocritique de l'individu, car il serait totalement vain de penser que c'est par la voie du commandement impératif que l'on peut amener un être à prendre conscience de ses projections. Car l'autre ne reconnaît ni ne discerne ses projections en tant que telles tout aussi peu couramment qu'on le fait soi-même. On ne peut dépister et reconnaître le préjugé et l'illusion que si, partant d'un savoir et d'une position psychologique générale, on est prêt au sens le plus vaste à douter de l'exactitude absolue de ses suppositions et à les comparer une à une, avec soin et conscience, avec les données objectives. Il est plaisant de voir que "l'autocritique" est aussi un concept en usage et en honneur dans les Etats d'orientation marxiste. Mais cette autocritique est à l'opposé de notre conception, car elle est esclave de la raison d'Etat. Elle doit servir à l'Etat et non à la vérité et à la justice dans les relations des hommes entre eux. La massification ne vise nullement à favoriser la compréhension réciproque et les relations entre les hommes. Elle recherche bien plus leur atomisation, je veux dire l'isolement psychique de l'individu. Plus les individus sont désagrégés les uns par rapport aux autres, moins ils sont enracinés dans des relations stables, plus ils sont susceptibles de se raccrocher à l'organisation étatique, plus celle-ci peut se densifier, et vice versa.

Il est hors de doute que, dans le monde démocratique également, la distance d'homme à homme est beaucoup plus grande qu'il ne serait utile pour la prospérité publique, voire même pour les besoins de l'âme et de son développement. Certes il y a pas mal de démarches entreprises pour surmonter par l'effort idéaliste de quelques-uns des oppositions et des failles par trop évidentes et gênantes. A cette fin on fait appel à l'idéalisme, à l'enthousiasme et à la conscience éthique. mais il est caractéristique que, chemin faisant, on oublie la nécessité de l'autocritique préalable : on oublie de répondre à la question de savoir qui émet cet exigence d'idéalisme. Ne s'agit-il pas d'aventure d'un de ces êtres qui s'efforcent de sauter par-dessus leur ombre pour se précipiter avec avidité sur un programme idéaliste, dont ils se promettent un alibi bienvenu à l'adresse de leur ombre personnelle ? Combien de respectabilité et d'apparente moralité cache là-derrière, à l'abri de cette draperie trompeuse, un monde d'obscurités intérieures qui possède un tout autre visage !  On voudrait être d'abord assuré que celui qui prône un idéalisme participe lui-même à cet idéal afin que ses mots et ses actes jouissent plus de l'être que de l'apparence. Or être véritablement l'homme de son idéal est rarement possible et c'est pourquoi il s'agit là d'une postulation qui reste en règle générale inaccomplie. Les hommes ont en général un flair très fin en la matière et c'est pourquoi tous les idéalismes prêchés avec ostentation sonnent un peu creux et ne deviennent acceptables que lorsque l'on tient compte aussi de leur contraire. Sans ce dernier, sans le contrepoids des contraires, l'idéalisme dépasse les frontières et les capacités de l'homme ; à force de manquer d'humour il devient peu vraisemblable et dégénère en bluff, même s'il est animé des meilleures intentions. Mais bluffer autrui c'est le violenter illégitimement, c'est le violer et l'opprimer et cela ne peut jamais finir bien.

Connaître et accepter son ombre achemine vers cette modestie qui est nécessaire à la reconnaissance de ses imperfections. mais précisément c'est cela, l'acceptation consciente de ses petitesses et la prise en considération de ses mesquineries personnelles et de ses imperfections, qui est l'attitude la plus nécessaire chaque fois qu'il s'agit d'établir une relation humaine. Car la relation humaine ne repose pas sur la perfection et la différenciation qui mettent en relief les différences et les oppositions ; elle repose bien plus sur ce qui dans l'être est imparfait, faible, ce qui a besoin de secours et de soutien, sur tous ces éléments qui sont le fondement et le motif de la dépendance. Ce qui est parfait n'a que faire de l'autre alors que ce qui est faible cherche un adossement et, par conséquent, n'oppose rien au partenaire qui le coince dans une position subordonnée ou qui l'humilie par une supériorité morale. Cette dernière éventualité ne se produit que trop facilement lorsque des idéaux altiers jouent un rôle de premier plan.

Ce serait une erreur de ne voir dans des réflexions de cette nature que des sentimentalités superfétatoires. La question des relations humaines et des rapports inter-humains dans le cadre de notre société est devenue un souci urgent en face de l'atomisation des hommes "massifiés", simplement entassés les uns sur les autres, et dont les interrelations personnelles sont minées par une méfiance généralisée. Lorsque les fluctuations du droit, l'espionnage policier et la terreur sont à l'oeuvre, les hommes sont acculés à l'isolement et à n'être que des parcelles menacées, ce qui cadre avec le but et l'intention de l'Etat dictatorial, qui repose sur l'amoncellement aussi massif que possible d'unités sociales impuissantes. En face de ce danger, la société libre a besoin d'un liant de nature affective, comme en sont un, par exemple, la charité ou l'amour chrétien du prochain. Mais précisément c'est l'amour du prochain, l'amour de l'être proche, qui subit les plus grands dommages du fait des projections et du manque de compréhension qu'elles entraînent. C'est pourquoi il est du suprême intérêt de la société libre qu'elle se soucie, grâce à une compréhension profonde de la situation psychologique, de la question des relations humaines. C'est de la relation d'homme à homme que dépend sa cohésion et par conséquent aussi sa force. Là où cesse l'amour, commence la puissance, l'emprise violente et la terreur.

Ces relations ne sont pas faites pour en appeler à l'idéalisme. Je tente seulement d'apporter une conscience claire de la situation psychologique. Car je ne sais ce qui est le plus faible : si c'est l'idéalisme ou la perspicacité du public. Tout ce que je sais, c'est qu'il faut du temps pour amener des modifications psychiques dont on pourra escompter une certaine stabilité.

 
Une connaissance, une compréhension qui pointent, s'esquissent et vont lentement leur chemin me semble promettre une efficacité plus durable qu'un idéalisme qui ne jette sa flamme que pour s'éteindre.

(
Carl G. Jung - Chapitre VI de "Présent et avenir" Editions Livre de poche.)